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UN MONDE D'AVANCE- SECTION LEON BLUM
22 novembre 2007

LA DEMOCRATIE CONTEMPLATIVE, PAR MICHEL WIEVIORKA

PS_NPS_RG_11_MICHEL_WIEVIORKALe constat est unanime : notre chef d’Etat est omniprésent – hyperactif et agité, disent les plus critiques ; soucieux de s’engager personnellement pour avancer rapidement et efficacement dans les réformes nécessaires à notre pays, disent ses partisans. Mais ne nous contentons pas de l’observation, encore superficielle, qui insiste sur la façon dont il apparaît constamment dans les médias. Examinons plutôt comment il concilie ses projets de changement et l’exigence démocratique.

D’une part, notre président, Nicolas Sarkozy, exerce le pouvoir en laissant beaucoup moins de responsabilités à ses ministres que ses prédécesseurs. Ce n’est pas leur faire insulte que de noter que l’Elysée, aujourd’hui, définit, oriente, pilote et, le cas échéant, rectifie leur action, qu’ils n’ont guère d’autonomie, qu’ils ne constituent pas, ou encore moins qu’hier, un niveau décisif du système politique. De même, les parlementaires de la majorité forment un ensemble sans grande capacité d’initiative, et qui relève plutôt du modèle des «godillots». Eux aussi marchent droit, et avalent, à l’occasion, les couleuvres qui leur sont imposées depuis l’Elysée. La gauche a bien des torts dans ses propres errements. Elle est responsable de sa crise intellectuelle, morale et de leadership. Mais Nicolas Sarkozy apporte sa contribution à ses difficultés, et sa stratégie – par exemple avec l’ouverture à des personnalités anciennement socialistes –, est clairement de faire en sorte qu’elle continue à s’y enfoncer. L’extrême droite est elle aussi affaiblie, dépossédée qu’elle est par le chef d’Etat de l’essentiel de sa thématique sur l’immigration. Il faut donc admettre que celui-ci, par son action, renforce le déficit démocratique, en affaiblissant les acteurs qui jouent classiquement un rôle dans le fonctionnement de notre système politique, qu’ils soient de son bord ou dans l’opposition, sur sa gauche, sur sa droite ou à ses côtés.

D’autre part, notre président, sans aller jusqu’au bras de fer, menace d’asphyxier le peu que nous avons en France de syndicalisme. Celui-ci étant localisé pour l’essentiel dans la fonction publique et les entreprises publiques. En s’appuyant sur une opinion qui accepte mal le maintien des régimes spéciaux de retraites que défendent les syndicats, et qui est assez largement excédée par les grèves (transports notamment), il s’en prend en fait à un des rares acteurs collectifs qui lui résiste, et qui représente une médiation entre la société et le pouvoir politique. C’est d’ailleurs pourquoi les syndicats ne sont pas aussi affaiblis, dans l’opinion, que ce que Nicolas Sarkozy pouvait espérer : même si leurs revendications semblent excessives, ils incarnent précisément une des dernières institutions susceptible de se dresser entre lui et un peuple atomisé.

Enfin, Nicolas Sarkozy, suivi en cela par certains de ses ministres, accorde une réelle importance à la mise en place de missions et de commissions (Balladur, Juppé, Attali, Colombani…) ou de rencontres (du type : Grenelle de l’environnement) supposées dresser un état des lieux dans un domaine précis, et préparer la réflexion pour projeter notre pays vers le futur. Le propre de ces initiatives est qu’elles relèvent du seul bon vouloir du pouvoir, qu’elles ne sont jamais destinées à perdurer, et qu’elles n’accordent aucun pouvoir décisionnel à ceux qui y participent. Tout au plus alimentent-elles la réflexion du pouvoir et nourrissent-elles le débat public. Mais il n’y a rien de comparable, par exemple, à ce qu’était le Plan, cette «ardente obligation» qui instituait et pérennisait la mise en relation de divers acteurs sociaux, patronat et syndicats notamment, et qui traçait les modalités d’un avenir possible pour notre pays. Là aussi, la logique va en sens inverse de la création, du respect ou du maintien des médiations entre le pouvoir et l’opinion, il n’est mis en place aucune structuration réelle, durable, de la préparation du futur.

Rassemblons ces remarques : la tendance actuelle est nettement à court-circuiter les instances, organisations, institutions intermédiaires entre le pouvoir présidentiel et la société, dans sa diversité, et à accorder un rôle décisif aux médias – ce qui implique aussi d’exercer sur eux sinon un contrôle direct, du moins un mélange de pressions et d’invitations à suivre heure par heure les activités du Président.

Tout cela donne l’image d’une assez grande nouveauté. Avant même son élection, Nicolas Sarkozy était l’objet de comparaisons plus ou moins flatteuses : avec Margaret Thatcher, qui a remporté l’épreuve de force qu’elle avait choisie d’affronter avec le syndicalisme pour imposer une politique libérale, avec Tony Blair, pour ses orientations modernisatrices et réformistes, avec Silvio Berlusconi, pour son rapport à l’argent et aux médias, avec Vladimir Poutine, pour ses tendances à concentrer le pouvoir personnel, sans parler de projections historiques vers la famille Bonaparte, qu’il s’agisse de Napoléon Ier ou de Napoléon III. En même temps, nous avons beaucoup évoqué, tout au long de la campagne présidentielle, la démocratie participative et la démocratie délibérative, pour rendre compte de la façon dont la démocratie représentative, compte tenu de ses limites, pouvait être sinon relayée, du moins renforcée. Mais il faut bien admettre qu’aucune des comparaisons proposées pour Nicolas Sarkozy n’est pleinement satisfaisante, et que l’évolution de la démocratie actuelle n’est pas réductible aux catégories qui viennent d’être rappelées.

Nous sommes en effet dans une phase où le pouvoir ne met pas en jeu les libertés fondamentales, mais nous pousse – et peut-être la société se laisse-t-elle elle-même pousser – vers une sorte de passivité, vers l’acceptation de fait du spectacle politique qu’il met en scène, sans répit, et en faisant fi des intermédiaires qui permettent d’ordinaire à la démocratie de fonctionner. Ce spectacle a besoin des médias pour être relayé, et ceux-ci portent bien leur nom, ils sont désormais la principale forme organisée qui assure le lien entre le Président et une société, qui, de plus en plus, en matière politique, semble devoir se passer de représentation forte, d’institutions actives, mais qui n’est guère pour autant engagée dans de vastes débats participatifs ou dans des processus massifs de réelle délibération.

Une formule d’un grand sociologue russe récemment disparu, Youri Levada, à propos de la Russie de Poutine, rend bien compte de cette situation : nous sommes entrés dans l’ère de la démocratie contemplative. Vivement que nous en sortions !

Source : Libération en date du Jeudi 22 novembre 2007. Michel Wieviorka est Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Président de l’Association internationale de sociologie.

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