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UN MONDE D'AVANCE- SECTION LEON BLUM
10 décembre 2007

SARKO, L'HOLLYWOODIEN, PAR GILLES LIPOVETSKY ET JEAN SERROY

Sarkozy l'Américain ? La référence par le président, dans son discours de Washington, aux grandes figures qui ont façonné son imaginaire en même temps que son amour pour l'Amérique - et notamment ces deux images stellaires d'Hollywood que sont John Wayne et Marilyn Monroe - éclaire plus subtilement son rapport au pouvoir et inciterait à voir plutôt en lui "Sarko" l'Hollywoodien. Celui que l'on considère désormais comme l'hyperprésident ne l'est pas seulement parce qu'il cumule de fait toutes les fonctions (président, premier ministre, ministre), il l'est parce qu'à cette hyperactivité fonctionnelle s'ajoute une hyper-image dont le modèle n'est autre que celui du cinéma et du star-système.

Depuis des siècles, le pouvoir a été associé au spectacle, et la métaphore théâtrale s'applique aussi bien à un Louis XIV se mettant en scène à Versailles qu'à un Napoléon théâtralisant son sacre. Mais force est de reconnaître qu'aujourd'hui le référentiel théâtral a perdu de sa pertinence : la culture du siècle, c'est le cinéma. C'est par lui, à présent, que passent, diffractés et imités par tous les autres écrans, nos rêves et notre scénographisation du monde.

Les signes sont multiples de la "cinématographisation" du pouvoir tel que l'exerce aujourd'hui Nicolas Sarkozy. "Sarko" - et cela jusqu'au diminutif -, c'est une star, qui vient s'inscrire dans la ligne de cette figure prototypique du cinéma. Tout y est, à profusion. Comment appeler autrement qu'hyperstar celui qui, non content d'être au sommet de l'Etat, passe sa première nuit de présidence au Fouquet's, haut lieu champs-élyséen du cinéma, qui choisit le "plein soleil" sur un yacht de milliardaire dont l'épouse est elle-même une figure starisée, dont la famille recomposée et le divorce s'affichent à la "une", qui reçoit Tom Cruise, dont les amis sont des acteurs, et dont les amours secrètes et supposées - forcément avec des actrices - pourraient constituer un film ?

Et tout dans sa manière d'être et de se montrer renvoie au cinéma : les lunettes noires, le look, la richesse assumée sinon affichée, le jogging à la Marathon Man, la gestuelle expressive façon Actors Studio - de la façon de marteler les mots à la poignée de mains et à la tape amicale sur l'épaule à la De Niro -, et cette façon de se projeter au premier plan en allant chercher lui-même, ou par Cécilia interposée, les infirmières bulgares et les prisonniers tchadiens. C'est Superman, Rambo ou, mieux, Harrison Ford en costume de président, prenant lui-même en main, pour sauver son pays, les commandes d'Air Force One infiltré par les terroristes.

Faut-il s'en offusquer et tirer à boulets rouges sur la politique-séduction au motif que l'action publique se dévoie et se fourvoie dans cet affichage de l'apparence, dans cette hyperpersonnalisation du pouvoir ? Est-ce bien le rôle d'un président de se donner à voir comme un super-héros ? Faut-il y reconnaître la forme ultime et dégradée de la société du spectacle telle que la pressentait hier Guy Debord, voire le signe de "l'obscénité démocratique" que pointe aujourd'hui Régis Debray ? Il faut entendre ces philippiques récurrentes : mais vont-elles bien à l'essentiel ? Leur petit côté nostalgique et leur négativisme systématique incitent à proposer une autre grille pour interpréter l'univers de l'hypermodernité.

Ce n'est pas l'obscène qui triomphe, c'est, structurellement, le star-système et son éclat, le modèle cinéma, un monde "hyper", remodelé par les logiques d'excès du cinéma lui-même. Les images ont en profondeur façonné notre rapport à une réalité désormais vue et vécue largement à travers le prisme du cinéma. Rien n'y a résisté : la télévision, la mode, la publicité, l'architecture, le sport, l'art lui-même. Tout est innervé par ces trois figures majeures de l'esprit cinéma que sont la starisation, la "spectacularisation", le divertissement. Seul le sommet de l'Etat résistait : il y vient. Nous voici à l'âge de l'écran global où s'affirment la "cinévision", la "cinématographisation" du politique.

De Gaulle comme François Mitterrand renvoyaient à des images littéraires du pouvoir : le héros épique, le prince machiavélien. Le référentiel de Nicolas Sarkozy est à chercher, lui, du côté de l'univers cinéma, du grand spectacle hollywoodien et de ses effets spéciaux. Plus encore que Ronald Reagan, qui fut un acteur devenu président, il est un président véritablement acteur de sa présidence.

Reste l'enjeu. Il est clair que, obsédée par la seule communication, l'action politique devient une caricature d'elle-même : elle n'est plus, comme on dit, que du cinéma, voire une manière de détourner l'attention afin d'occulter les difficultés du moment. Qui ne dénoncerait pareille dérive, la tâche du politique étant de faire évoluer les choses, de peser sur le monde et de préparer l'avenir ? D'où la question qui se pose précisément, ici, de savoir si le devenir-cinéma du politique favorisera ou non cette exigence d'efficacité.

Si, du côté de l'humanitaire, les résultats se montrent déjà positifs - la libération des otages en Libye et des prisonniers tchadiens est une réalité -, on peut penser que d'autres dossiers, avec tout le poids social qui est le leur, seront plus rétifs au déploiement de la seule technique des "effets spéciaux". En attendant, on peut porter aussi à l'actif de la ciné-attitude une modernisation salutaire de la rhétorique élyséenne, laquelle campait depuis trop longtemps dans le registre démobilisant de la langue de bois ou de la suffisance oraculaire.

Quant au reste, l'essentiel à vrai dire, il est trop tôt pour mesurer quels seront les effets réels de l'exercice starisé du pouvoir. Si la modernisation se ramène à celle de l'image du politique, la rupture ne sera que superficielle et son enjeu dérisoire. Si, en revanche, la vedettarisation du politique contribue pour sa part, de quelque manière que ce soit, à mettre la France à l'heure des réalités de la mondialisation (qu'on les aime ou non), si elle fait voir d'un autre oeil le film planétaire marqué par la puissance démultipliée du marché et de la compétition internationale, il se pourrait alors que le cinéma du pouvoir n'ait pas été tout à fait une image vaine, un simple écran de fumée. Et cela, seule l'Histoire le dira.

Source : Le Monde en date du Mardi 11 décembre 2007. Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue et Jean Serroy est universitaire et critique de cinéma.

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